jeudi 7 mai 2020

Allons marcher hors du confinement des esprits...

Cheminons, un jour avec Maurice Genevoix.

"Au lieu de suivre le bord de la Loire, j'avais marché à l'opposé du fleuve, vers une pinède où je savais trouver le silence grave, la lumière doucement amortie qui me mettraient quelque apaisement au cœur. La mousse feutrait le sable du chemin que je suivais. De part et d'autre, la foule des pins sylvestres espaçait ses hautes colonnades, d'un rose ardent, peu à peu mauvissant sur les profondeurs bleues du sous-bois. 
Le silence même et sa sérénité. L'essor brusque d'un ramier dans les cimes, le déboulé d'un garenne hors d'un roncier, le saut bondissant d'un écureuil dans la perspective de l'allée s'intégraient merveilleusement à ce silence et à sa paix. Je marchais inconscient de l'heure et presque de ma propre vie, je veux dire : de ses traverses, des liens humains où elle s'était prise et de leurs déchirures qui saignaient.  Car je me sentais au contraire participer de plein consentement. Je m'en souviens : il y avait longtemps que cela ne m'était arrivé. Je consentais à cette pinède telle qu'elle était au fil de l'instant, de mes pas glissant sur la mousse. Si j'eusse été capable d'un lucide retour sur moi, ce n'eût été, peut-être que pour assimiler ce consentement à un obscur et paradoxal bonheur. 
La lumière de l'orée me surprit. J'étais au seuil d'une plaine cultivée. Une friche, envahie de digitales roses, s'étendait loin sous mes yeux. Je connaissais cette plaine, hantée par des vols de vanneaux. Et je la reconnaissais toute, jusqu'à l'abri de branches et de pailles élevé par des ruraux, là-bas contre la violence des orages. Mais cet étang de hampes fleuries, imperceptiblement balancées au souffle de la brise du soir, venait de m'attirer dans une réalité autre, lentement gagnée sous mes yeux parun songe à demi fantastique, une tendre mutation perceptible sur la plaine entière comme une marée sur une grève. Le ciel même me semblait différent, d'un vert ambré plus lumineux. Il était diurne encore, mais quelque chose me fit me retourner, un silencieux appel venu de l'extrême horizon. La lune émergeait des terres, énorme et jaune, presque transparente, songe de lune dans la clarté du jour.

J'avais sans doute marché longtemps..."

C'était avant... quand on avait le droit de marcher plus d'une heure, à plus d'un kilomètre de chez soi... demain, nous saurons peut-être savourer à nouveau ce bonheur simple, hors du temps.

AdA.

samedi 21 mars 2020

Ode à nos infirmiers et médecins

Parce que la poésie reflète l'immuable, parce que la déontologie du corps médical traverse les années, parce que l'époque en porte témoignage ... je vous glisse ce  "bon docteur" de 1866 composé par François-Marie Robert-Dutertre (1815-1898) :

Près d'une mère une fille chérie
Sentait venir le dernier de ses jours.
Tout art est vain et c'est en vain qu'on prie ;
Contre le mal il n'est plus de recours.
Tous à la mort ont laissé sa victime ;
Un seul pourtant ne désespère pas.
Grande science et dévouement sublime !...
Le bon docteur la sauva du trépas.

Il croit dans l'âme, essence et divin type,
Et dans la vie, insondable secret ;
Il puise espoir à l'éternel principe
Tant qu'au regard une lueur paraît.
L'être souffrant consulte les oracles
Et tous les saints qu'on invoque tout bas ;
Mais son savoir seul faisant des miracles,
Le bon docteur le sauve du trépas.

Ils étaient là : Père, mère, famille.
La mort planait sur tous les pauvres lits ;
L'épidémie a pris la jeune fille,
Deux grands enfants ; restent seuls les petits.
Plus de secours : Rien qu'un prêtre en prière.
Demain, de tous on va sonner le glas ;
Mais il accourt à la triste chaumière,
Le bon docteur les sauve du trépas.

L'humanité, faible grain de poussière,
Est condamnée à mille maux divers.
De la naissance au bout de la carrière
Tout est péril pour nous dans l'univers ;
Mais du génie étendant le domaine
Et chaque jour plus loin portant ses pas,
S'il est permis à la science humaine,
Le bon docteur nous sauve du trépas.

Gens de loisirs, allez, faites orgie,
Vous qui passez vos nuits sous l'édredon.
A vous le luxe et sa folle magie,
A vous l'amour et son mol abandon.
De vos regards la misère s'efface ;
La volupté seule vous tend les bras.
Il est minuit et là-bas, face à face,
Le bon docteur lutte avec le trépas.

Élan du cœur qu'en lui chacun vénère,
Il met toujours l'argent hors de débat.
Il ne voit pas un outil mercenaire
Dans le scalpel, son arme de combat.
La charité rend son pas plus agile
Vers les mourants gisant sur des grabats.
En vrai chrétien, guidé par l'Évangile,
Le bon docteur les sauve du trépas.

L'art de guérir est un vrai sacerdoce ;
Avant tout autre il a sa mission.
A quoi sert-il, entourant une fosse,
Cet apparat, vaine procession ?
La psalmodie avec sa lente strophe
Murmure mal les adieux d'ici-bas ;
Mieux vaut pour nous le savant philosophe,
Le bon docteur qui sauve du trépas.

Pour un poème ou pour une statue
L'Institut s'ouvre au poète, au sculpteur ;
Pour un haut fait, sombre gloire qui tue,
Le preux soldat reçoit la croix d'honneur,
— Mais, bon docteur, ô toi qui nous fais vivre !
La main du temps te vengeant des ingrats
T'inscrit d'avance à cet immortel livre
Où sont les noms que l'oubli n'atteint pas.

François-Marie Robert-Dutertre (1815-1898)

AdA


En ces temps de pandémie... visons l'aurore après le crépuscule.

Parce que le pire n'est jamais sûr, puisons, par ce confinement forcé, dans notre source d'émerveillement intérieure et dans notre littérature...

"Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores

Étonnons-nous des soirs mais vivons les matins

Méprisons l'immuable comme la pierre ou l'or

Sources qui tariront   Que je trempe mes mains

En l'onde heureuse."
Le guetteur mélancolique. Guillaume Apollinaire


AdA